
C’était un jour spécial au village Bienounou. Depuis bientôt trois mois, maman nous avait abandonné, sans que papa ne dise un mot, à une septuagénaire qui n‘était autre que ma grand-mère, Ama Hélène. J’aimais bien Ama Hélène, du moment qu’elle ne nous fouettait pas avec une branche de caféier à la moindre bêtise.
Je courus derrière notre case pour y compter les traits que j’inscrivais au mur chaque jour. Un…deux…trois, au total 81 traits. On était donc déjà au mois d’août. Le plus embêtant au village n’était ni les travaux champêtres harassants (j’étais plutôt solide pour une petite fille de 9 ans), ni même la peur d’être emportée dans le pays des morts par les crânes de nos aïeux, qui dormaient d’un sommeil plutôt léger et troublé dans un coin de la case de la cuisine ; encore moins embêtant étaient les hiboux et corbeaux, oiseaux de la mort, qui avaient bâti leur nids dans le grenier, bien au chaud entre les réserves de maïs et d’arachides. Non! le plus embêtant était et restait définitivement le manque d’électricité. Ah! comme ce serait bien de pouvoir éclairer convenablement les pièces qui formaient la petite maison de grand-mère ! Mieux encore, d’éclairer la concession ou même le village entier ! Pouvoir bien voir le repas que l’on mangeait le soir auprès de la lampe à pétrole et éviter ainsi de croquer par inadvertance dans un cafard ou toute autre petite bestiole tombée dans notre assiette. Nous n’aurions pas à faire des kilomètres jusqu’au village voisin, la tête chargée de sacs de maïs et manioc à faire moudre. Grand-mère pourrait même, au prix de la vente de toute la récolte de macabo, nous acheter un petit poste de télévision. Ainsi aurions-nous pu nous accorder le luxe de regarder nos séries préférées, dont on était sans nouvelles depuis fin mai. Il était aussi vrai qu’en absence d’obscurité aucun hibou ni crânes, aussi puissant soit-il, ne sortirait de son trou au risque de se voir bruler tel un vampire dans le film « Une nuit en enfer », du moins je le croyais : si c’était vrai dans les films ça aurait pu aussi l’être dans la réalité.
Ouf, septembre me paraissait encore lointain. Je préférais allé à l’école.
Mais aujourd’hui était un jour spécial : on allait chasser le rat. Les terres du village savaient se montrer plus que généreuses pour les paysans les plus vaillants. Dommage que l’on ne puisse pas planter de la viande : il fallait la chasser ! La quasi-totalité de nos poules avaient été emportées par les éperviers qui sillonnaient inlassablement le ciel sous les tropiques ; le reste avait été donné en sacrifice aux crânes, encore les crânes !
La viande se faisait rare. Il fallait en chasser et nous allions le faire aujourd’hui. C’était le jour idéal. Ama Hélène s’était déplacée pour la grande chefferie car il fallait régler le litige foncier qui nous opposait au voisin à la lisière sud de nos champs. Elle ne serait pas de retour avant demain soir. Elle n’aimait pas l’idée qu’on chasse le rat ou même n’importe lequel des animaux des champs. Elle nous racontait qu’on finirait par manger le totem d’une personne au village.
Certaines personnes du village, nous disait-t-elle, avaient une doublure animale qui se cachait dans les champs, ne sortant que la nuit pour accomplir des tâches que la version humaine aurait du mal à exécuter. Parmi les tâches les plus fréquentes, ravager les récoltes, empoisonner un ennemi ou « manger » les enfants au sein de leur mère semblaient arriver en première place. À croire qu’il n’y avait pas de totem bienveillant. Il serait donc plus dégoûtant selon grand-mère de manger des êtres dégoûtants. Encore que la mort du totem entraînait inéluctablement la mort de la version humaine. Cependant l’attrait de la viande était plus forte et à ces histoires on y croyait qu’à moitié.
Mais où était-il donc? Notre voisin Doudou s’était déclaré grand chasseur de rat la veille et avait promis nous accompagner chasser Wouen-Wouen et moi.
– Mepffe crouo’tchia ne ke ! Un chien n’est pas utile! s’était exclamée grand-mère le jour où je ramenai Wouen-Wouen à la maison après l’avoir gagné lors d’une bagarre. Elle aurait voulu un chat. Au moins aurions-nous été débarrassés des souris qui ravageaient nos récoltes, disait-elle.
– Oui, je sais grand-mère mais suh suh je peux le garder? S’il te plait !
Elle avait cédé et Wouen-Wouen fut adopté aussi bien par moi que par Mireille.
Je ne tenais plus en place, je quittai de derrière la maison en courant vers l’entrée de la concession. Je regardais de part et d’autre la piste qui traversait notre concession. Tout était fin prêt, j’avais déjà trouvé des feuillages secs pour l’enfumage des trous à rat, j’avais aussi chipé les allumettes d’Ama Hélène. Elle ne se rendrait pas compte des quelques bûchettes en moins. J’avais même mon chien de chasse, il était tout petit mais ferait l’affaire.
Mireille n’était pas de la partie. Trop petite, elle ne saurait tenir sa langue une fois grand-mère rentrée. Aussi l’avait-on envoyé jouer avec la voisine Madejò au marigot.
Je regardai brièvement le soleil qui avait déjà traversé son zénith, je tournai la tête pour observer mon ombre et regardai une fois de plus le soleil ardent. Il devait être deux soleils et demi ou trois soleils. Doudou avait du retard. Quelques instants plus tard je vis au loin sa démarche nonchalante montant péniblement le versant de la colline. Grand-mère disait qu’il avait tellement eu des chiques au pied dans son enfance que sa démarche en avait été modifiée. Doudou était ce genre de personne dont on ne pouvait déterminer l’âge. Aussi longtemps que je puisse me rappeler, Doudou avait toujours eu cette même tête de niais, cette démarche nonchalante et ce bégaiement qui rendait impossible toute longue discussion.
Je lui fit signe de se dépêcher et il obtempéra tant bien que mal. Arrivé à ma hauteur, tout essoufflé il me lança:
– Ah…ah…ah rièh Fentchen ?
– Je vais bien. Tu étais où depuis, nor ? Moi, je suis déjà prête, hein !
– Mn…mm…mon…père m’a envoyé re…re..recolter du…du…du vin de raphia.Tu…tu…tu as déjà tt…tt..tout pris?
– Oui tout est là.
Ensemble Doudou et moi nous dirigeâmes vers une des maisons d’une concession voisine, Wouen-Wouen sautillant autour de nous d’un air jovial. La vieille maison abandonnée et toute en ruine d’une amie d’Ama Hélène, morte bien avant ma naissance, était un eldorado pour ces bestioles. C’était le meilleur endroit pour retrouver le rat en saison des pluies, les champs étant trop fréquemment arrosés par de grandes pluies.
– Keuh…keuh…keuh tahtet que je…je…j’aurais le plus gros mor…mm…mor…morceau !? dit Doudou avec un air inquisiteur.
– Attrapons-le d’abord. Je me chargerai de la cuisson et keuh tah tet que le service commencera par toi.
– Dis…dis…dis d’abord k..kk..keuh tah tet!
Après une longue hésitation je soupirai un keuh tah tet à mi-voix et d’un trait. Je détestais jurer.
Trois quarts d’heure plus tard, Doudou et moi, nous nous activions avec frénésie autour des trous à rats. Wouen-Wouen, tout excité, creusait les bords avec nous, elle reniflait quelque chose. Nous avions enfumé l’entrée de presque tous les trous à l’exception de deux. Doudou et moi en surveillions les entrées.
– Ah à ndem mbapdoum!. dit Doudou en s’activant d’avantage.
– Creuse Wouen-Wouen, ça sent le rat, vrai vrai ! On va manger du rat ce soir, dis-je. Wouen-Wouen faisait des va et vient entre nous deux.
Soudain un cri d’horreur perça les airs derrière moi et, avant que je ne sus ce qui se passait, surgit devant moi un énorme python qui s’élança et attrapa Wouen-Wouen d’une détente spectaculaire.
Bip biiiiiip..!! Le conducteur derrière moi me ramena à la réalité par un long coup de klaxon d’impatience. La peur que j’avais ressentie ce fameux jour me noua le ventre avec la même intensité, comme si c’était hier. Une sueur froide coula de ma nuque jusqu’au creux du dos. J’aurais dû savoir que des serpents s’y cachaient, j’aurais dû écouter Ama Hélène, j’aurais dû apporter une machette, j’aurais dû tout faire, oh Wouen-Wouen ! Mon doux Wouen-Wouen, juste son regard m’avait glacé l’âme ! Colérique de mon impuissance jadis, j’assenai un coup de poing sur mon volant. Le coup de klaxon qui s’en échappa me fit reprendre mes esprits. Le conducteur impatient qui au même instant me dépassait me lança un regard aussi étonné que réprobateur.
Ma vie avait pris une autre tournure après cet incident, cette catastrophe. La petite fille intrépide, téméraire que j’avais été fit place à une petite personne rongée par le doute, pessimiste. Je ne faisais plus rien de façon spontanée. Tout devait être soigneusement, scrupuleusement planifié, rien ne devait être laissé au hasard. Je n’avais même pas pu dire la vérité sur la disparition de Wouen-Wouen lorsque Ama Hélène m’avait questionné. Maman, elle aussi, avait remarqué un changement dans mon comportement à la fin des vacances lorsqu’elle vint nous chercher Mireille et moi.
– Fentchen a beaucoup changé ces derniers temps. Elle qui courait dans les champs, taquinait les passants!
– Ih tàh metchuih tìa, ih tche wi mèh bwe! Je me rappelle que toi aussi tu étais une enfant précoce, répliqua grand-mère.
La petite fille était devenu une grande femme, elle était devenue moi. Physiquement j’étais plutôt belle comme femme, on me le disait souvent, mais je manquais beaucoup d’assurance. Je n’étais pas du genre à attirer au premier regard, mais plutôt une beauté qui se dessine avec le temps. Cependant mes frayeurs de petite fille étaient restées. Elles étaient restées même après mon dép :, nmlmlknart pour la France quelques années plus tard.
- Francy mpong. C’est plutot bien comme pays et je vais rencontrer ma maman.
- Mais est-ce…est-ce qu’on…qu‘on…peut..cha…cha..chasser le rat là-bas?
Les craintes de Doudou étaient justifiées. Il y avait peut-être de l’électricité partout mais on ne pouvait y chasser du rat.
Après avoir ajusté le rétroviseur, je repris mon chemin dès que le feu passa au vert. Mon écran de téléphone affichait cinq appels manqués. Les coos veulent surement savoir si je viens à l’anniversaire. Maman m’avait sermonnée six ans auparavant lorsque je refusai sans raisons valables de participer au premier l’anniversaire de la mort de Mireille. J’aurais dû lui dire que j’étais encore là. Mireille s’en était allé un an auparavant et ça aurait rendu service à tous de la laisser partir. Ne vous méprenez pas, j’aimais Mireille, j’aimais ma petite sœur et nous étions très proches vu l’enfance folle que nous avons partagée. Au lieu de prendre position et de dire ce que je pensais, je m’enfuis une fois de plus. Cette fois non pas dans le silence, mais vers l’inconnu, vers l’Allemagne pour faire mes études en comptabilité.
Pourquoi l’Allemagne? Je ne saurais le dire, tout se passait comme si je voulais me flageller en choisissant le chemin le plus sinueux. Je me plaisais pourtant dans ce pays qui avait très peu en commun avec la France. J’étais seule et pouvais broyer du noir à ma guise. Vanessa, ou Vané comme j’aimais affectueusement l’appeler, était venue me rendre visite quelques fois. On n’avait pas beaucoup en commun elle et moi, mais elle me connaissait mieux que quiconque, et donc savait secouer la coquille dans laquelle je me refugiais. Elle m’avait convaincue de revenir et de profiter un peu de la vie. Elle était allée jusqu’à trouver un appart à Nemours et me pistonner dans une entreprise où travaillait l’une de ses multiples connaissances. Je n’avais plus aucune excuse pour ne pas revenir en France. Je me plaisais aussi beaucoup auprès des autres cousines. On s’aimait et s’acceptait telles que nous étions. On se retrouvait régulièrement, et on échangeait sur presque tout, les histoires de famille, les histoires de garçons, les non-dits, les abcès à percer. Moi, j’écoute beaucoup plus que je ne parle. Justement, avait mentionné Vané, l’anniversaire de la mort de Mireille serait une autre belle occasion de se rencontrer. Mais je n’avais aucunement besoin ni envie de me rappeler une mort dont on n’avait pas complètement fini le deuil. J’espère que maman comprendra, les filles ne m’en voudront pas. J’accélérai et rentrai chez moi. On se verra une autre fois.
Omowumi Olabisi
le 7 février 2021 à 9:03
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