
Ça y est, j’ai enfin reçu mon kit de broderie. Des aiguilles et quatre bobines de fil de cinq mètres chacune (une rouge, une jaune, une violette et une noire). Je l’ai attendu deux mois, mais ça valait le coup. Je n’arrête pas de penser à ce coussin que j’ai vu chez les tatas, en novembre dernier. C’était un assemblage de chaussettes, toutes couleurs confondues, découpées en losange. Depuis que j’ai posé les yeux dessus, je n’ai qu’une envie : créer mon propre coussin de chaussettes. J’aurais pu demander à Tata Mado de me le donner mais elle avait l’air à l’ouest, ce jour-là. Je me suis même fait disputer par Ndjo’o qui trouvait que ce n’était pas le moment. Moi je dis qu’elle était envieuse, et qu’elle le voulait pour elle. De toutes façons, un coussin en assemblage de chaussettes ce n’est pas difficile à réaliser ! Et puis, sans me vanter j’ai fait des choses plus compliquées dans ma vie d’artiste.
Maintenant que j’ai récupéré mon colis, il faut que j’y aille. J’ai un devoir à rendre ce matin en commerce de l’art, une des matières avec le coefficient le plus important. J’ai juste le temps d’attraper ma gourde (remplie de jus d’ananas, la gourde, parce que j’adore ça). Tout ce qui est commerce et marketing ne m’intéresse pas du tout. Lorsqu’on mêle art et business, il y a quelque chose qui se casse, c’est comme si on perdait un bout de soi. Je pense à ça et j’entends la voix d’Orné dans ma tête qui dit « Gnagnagna tu devrais avoir un business modèle … Gnagnagna est-ce que tu as calculé le coût de revient et donc de ventes de tes créations… » Je ne supporte pas quand elle oublie toute la beauté de l’art pour me traiter comme une enfant avec ses règles économiques ennuyeuses. J’ai la flemme et puis je préfère créer des choses pour moi et pour mes proches. Je n’ai pas l’intention de devenir riche avec ça. Mon rêve n’est pas de faire fortune, c’est d’ouvrir une petite galerie d’art dont la décoration serait inspirée des systèmes solaires, des étoiles. J’aimerais beaucoup qu’elle soit située dans un village paumé pour y accueillir des aliens, des gens comme moi.
Ah, Censier-Daubenton. C’est là où je descends pour aller à la fac. J’essaie toujours de sortir la première pour éviter qu’on m’écrase les pieds. Les gens du métro sont très pressés le matin et personne ne fait attention à rien, c’est dommage, il y a tellement de choses à faire pourtant. J’aime prendre le temps de voir à quelle compagnie appartenait la station que je traverse avant la fusion des rames de Nord-Sud et de CMP. J’aime regarder les gens dans la trame et j’imagine leur destination matinale. J’aime observer les nouvelles affiches dans le métro. Parce que tous les mois, des personnes de la RATP se synchronisent pour que personne ne les voit changer les publicités !J’accélère le pas pour arriver à temps. Je déteste monter les marches quatre à quatre et pourtant je le fais tout le temps. Je dépasse un homme d’une cinquantaine d’années, habillé en magicien. Maman l’aurait regardé de travers, celui-là ! Parce que Maman vient toujours bien apprêtée, on dirait qu’elle va à l’église tous les jours. Papa est un peu plus relax, sauf quand il sort avec elle : tenue correcte exigée. Je crois que ce sont des restes de notre ancienne vie à Douala. Enfin, de leur ancienne vie. J’étais trop petite quand on y vivait pour me souvenir. Je n’ai que des souvenirs olfactifs. La dernière fois que je suis passée à la maison, papa avait l’air un peu nostalgique de sa vie là-bas :
– Tu sais ma chérie, lorsque j’allais au marché avec mamie quand j’étais petit, le marchand de poisson me donnait toujours un sachet de crevettes séchées en plus. Je trouvais la tête de ces bestioles dans le sachet très amusante, alors je les imitais. Et c’est ce qui m’a inspiré à devenir comédien. Plus tard, je suis entré dans une troupe qui avait sa renommée au Cameroun, si tu savais ! On se produisait partout, on a même fait un spectacle pour le mariage du Premier Ministre de l’époque. C’est comme ça que j’ai pu assurer à ta mère et toi une belle vie au Pays. Malheureusement des histoires de cœur ont détruit la troupe alors j’ai décidé de tenter ma chance en solo, en Europe. Tu sais, l’économie n’était pas folle lorsqu’on est arrivé ici. J’ai redoublé d’efforts et j’ai réussi à créer un réseau avec d’autres comédiens comme moi. Alors, même si nos spectacles ne sont pas connus, je fais le métier de mes rêves.
Il radote souvent cette histoire, mais moi je l’adore. C’est même grâce à cette histoire que la pizza aux crevettes est ma préférée !
– Mimi ?
C’est Léo Martinerie qui m’interpelle devant la salle. Les gens de ma classe me surnomment Mimi à cause de mes couettes. D’autres pourraient être offensés, moi je trouve ça adorable. On est tous bienveillants les uns envers les autres, je ne vois pas comment ça pourrait être autrement. Parfois, je l’avoue, il y a quelques animosités mais je préfère me concentrer sur ce qui nous lie : créer de l’art.- Prête pour le rendu ? me demande Léo. Je lui réponds d’un hochement de tête, avec mon air timide habituel. Oui, il m’intimide un peu ce Léo. Madame Falotte est là, elle ouvre la porte de la salle de la terreur (c’est comme ça qu’on appelle son cours). Cette prof, je ne la sens pas. Avec son air pâlement hautain, ses cheveux gris rasés courts et ses robes-rideaux, il y a quelque chose qui ne passe pas entre nous ! A chaque fois que je lui ai présenté quelque chose, je me suis retrouvée avec une sale note. J’entre la première dans la pièce. Mes camarades arrivent au compte-goutte, le cours de neuf heures et demi commence toujours comme ça. Mais avec Madame Falotte, il faut être présent dans les cinq minutes qui suivent la sonnerie. Après avoir fermé la porte, elle se tourne vers les dix élèves présents :- J’espère que tout le monde a répondu au questionnaire. Nous allons le corriger directement à l’oral. Paradis ?Je mets quelques secondes à répondre, j’étais en train d’observer la chevelure de Léo. Il a de belles boucles qui tombent sur ses épaules. Je me demandais quel shampoing il a utilisé ce matin pour que ça sente si bon…- Première question, continue Madame Falotte, dans le contexte décrit dans le texte ci-dessus, si j’achète une œuvre puis-je utiliser cette œuvre de manière commerciale ?
– Hem, ça tombe mal. Je n’ai pas su répondre à cette question, madame.
– Ce n’est pas si compliqué, Paradis, faites un effort ! Si j’achète une œuvre puis-je l’utiliser de manière commerciale ? Vous pouvez me rappeler depuis combien de temps vous étudiez l’art, mademoiselle ?
Elle devient rouge d’impatience. Ca ne m’aide pas à comprendre la question. Je réponds toujours calmement en espérant qu’elle redevienne la désagréable mais calme Madame Falotte :
– Pouvez-vous préciser quel type d’œuvre ? Serait-il possible de redéfinir le terme « utiliser » ? J’aurais besoin que vous reformuliez la question car je pense qu’elle n’est pas …
– Assez, Paradis ! Ma patience est plus que limitée aujourd’hui. Sortez prendre l’air pour calmer votre impertinence.
Léo entreprend de s’interposer :
– Mais elle a raison, la question n’est pas claire…
– Voulez-vous la rejoindre dehors, Monsieur Martinerie ?
Léo se lève et me fait signe de le suivre. On sort tous les deux devant la fac, malgré le vent qui ne cesse de souffler. Il sort une cigarette de sa poche, l’allume et la consume de moitié en trois inspirations frénétiques. Fumer rend accro.
– Ca n’aura pas duré longtemps aujourd’hui, dit-il en crachant sa fumée épaisse. Comment fais-tu pour rester aussi calme face à son comportement ?
– Je me fiche un peu de son cours, je t’avoue. C’est vrai que je me demande pourquoi elle s’acharne depuis le début du semestre sur moi.- Moi je dirais que c’est ton côté marginal. Tu n’es pas facilement domptable comme élève, c’est ce qui fait de toi une grande artiste. Et les profs d’ici aiment dompter leurs élèves.
Il me fait rougir. Je me demande ce que Maternelle penserait de cette théorie. C’est comme ça qu’elle me définirait ? Une artiste marginale ? Elle aussi, elle adore mon travail. Elle me dit souvent que c’est grâce à mon caractère que j’arrive à faire des créations émouvantes. Moi, je pense que c’est le fait d’être entourée de personnes généreusement entières qui me permet de donner vie à ce qu’il y a dans ma tête. Je ressors de mes pensées, Léo me fixe d’un air audacieux. Il a une idée en tête c’est sûr.
– Et si on prenait un jour de vacances aujourd’hui ?
Ça tombe bien, j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider à découper mes chaussettes en forme de losange !
Omowumi Olabisi
le 3 février 2021 à 10:40
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